Nicolas & Rémy Badout, « L’Enfer »
L’exposition prend racine dans ton roman graphique adapté du film L’Enfer, un projet lui-même riche en couches et en références. À quel moment as-tu senti que cette adaptation devait aussi devenir une exposition ? Qu’est-ce que l’espace d’exposition t’a permis d’explorer ou d’exprimer que le livre ne permettait pas ?
Ce projet d’exposition est né comme une expérience à part entière, imaginée et conçue avec mon frère, Rémy Badout, vidéaste, autour du film inachevé de Clouzot que j’ai adapté en bande dessinée. On a voulu montrer les coulisses de cette BD en créant un véritable laboratoire de cinéma. Dès le départ, j’avais cette envie d’aller au-delà du livre. Le film que l’on projette dans l’exposition, on l’a réalisé avant même d’avoir les droits pour la BD. On était tellement captivés par ce film qu’on avait besoin d’en faire quelque chose. Petit à petit, la matière s’est accumulée : croquis, recherches, traces… On a tout conservé. L’exposition vient, pour moi, achever et compléter le projet L’Enfer.
Tu signes cette exposition avec ton frère Rémy. Est-ce une collaboration habituelle entre vous ou un projet plus exceptionnel ? Comment répartissez-vous vos rôles : est-ce une division claire entre dessin, texte, installation, ou un travail à quatre mains plus intuitif ?
On a déjà collaboré ensemble sur des expositions, notamment des expos photo où j’étais intervenu avec du dessin, ou des installations dans des lieux plus atypiques comme un bar… Pour la BD, on est partis en repérages trois jours à deux. Rémy m’a énormément aidé dans cette phase-là : c’est un vrai fouineur, comme moi (rires).
Dans ce travail à deux, comment avez-vous décidé ce que vous alliez transposer ou réinterpréter du roman graphique dans l’exposition ? Y a-t-il eu des détours, des transformations importantes par rapport à l’univers initial du livre ?
Ce n’est pas juste une exposition sur la BD, c’est une exposition sur L’Enfer, le film inachevé, qui intègre la BD parmi d’autres éléments. Il était assez évident pour nous deux qu’il fallait du son, de l’image, du film… quelque chose d’immersif. On voulait vraiment recréer cette ambiance unique, et aussi proposer une expérience différente de ce qu’on peut voir dans une exposition de bande dessinée plus classique. On a mélangé tous les médiums qu’on aime explorer chacun de notre côté.
Peux-tu nous parler de la scénographie de l’exposition ?
Comme je le disais, l’idée était de créer un espace immersif, sombre, un laboratoire de cinéma. Le rideau rouge fait partie de cette atmosphère : c’est à la fois un clin d’œil à Twin Peaks et à David Lynch, mais aussi un vrai élément de décor. Rémy adore construire des univers à la Lynch. Les seules couleurs utilisées dans l’expo, rouge et bleu, font référence aux expérimentations de l’art cinétique, à l’époque de Clouzot. Ce sont les couleurs qu’il voulait utiliser dans son film.
Avec Rémy, on a remonté certaines scènes à partir des rushs survivants, ce qui a mené à la création du court-métrage présenté dans l’exposition. Clouzot était un réalisateur obsessionnel, il réveillait toute son équipe pour rejouer des scènes encore et encore. On a voulu rendre cette folie palpable : on a reconstitué son bureau, jonché de feuilles froissées… L’expo, c’est comme entrer dans sa tête, à travers notre travail d’archives, de photos, de vidéos.
L’espace est conçu en plusieurs temps : une entrée marquée par les rideaux, qui capte l’attention, puis on entre dans l’univers de l’exposition, jusqu’à un espace final plus calme, au fond de la galerie, où sont présentés les exemplaires de la BD disponibles.
Pour toi, l’enfer est-il un lieu, un état, une métaphore ?
Pour moi, l’enfer est un état. Clouzot n’a jamais vraiment expliqué son titre, mais on peut imaginer qu’il parle de l’état psychique de son personnage. Les seules scènes en couleurs dans le film sont celles qui relèvent de la folie, j’ai gardé ce parti pris dans la BD. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un film autobiographique, mais sa vie, sa thérapie, ses échanges avec des psychanalystes, ses insomnies… tout cela a nourri le film.
L’exposition mobilise une imagerie forte, parfois troublante, marquée de références psychanalytiques. Dans un monde saturé d’images, penses-tu que l’image imprimée ou exposée peut encore déranger, troubler, faire réfléchir ?
Je pense qu’on est surtout saturé d’images numériques, d’écrans. Pour moi, on a besoin d’espaces d’exposition pour ressentir autre chose, vivre une expérience physique, sensorielle.
Quels retours as-tu reçus du public jusqu’ici ? Certains t’ont-ils particulièrement marqué ? Quelle réaction cherchais-tu à provoquer avec cette adaptation : du malaise, de la fascination, de la réflexion ?
Il y a un retour qui m’a marqué : un homme est venu à une séance de dédicace, s’est assis en face de moi, m’a regardé avec un grand sourire et m’a simplement dit merci. Il m’a confié qu’il souffrait lui aussi de troubles obsessionnels, et que la BD avait trouvé un écho très fort en lui.
Votre relation fraternelle a-t-elle influencé votre manière de travailler ? Avez-vous parfois eu des divergences ou des défis à relever ? Envisagez-vous de poursuivre ce duo sur d’autres projets ?
Oui, pourquoi pas ! On est très complémentaires : moi, je travaille l’image fixe, lui l’image en mouvement. On se retrouve dans nos références artistiques, nos sensibilités. Pour la scénographie, on s’est retrouvés un soir et on a bossé pendant cinq heures d’affilée. Tout s’est fait très naturellement !
Exposition « L’Enfer », du 04 juin au 21 juin 2025 à la Galerie l’Alcôve